Cartographier la frontière : conférence de Philippe Rekacewicz
Publié le 10 Mars 2013
Compte-rendu sur la conférence Cartographier la frontière
Compte rendu de la conférence de Philippe Rekacewicz
Lycée Claude Fauriel de St Etienne (Loire).
A l’occasion de la journée « Frontières et espaces frontaliers » (le 1 Février 2013) dans le cadre de la préparation de la question de géographie du Concours de l’Ecole Normale Supérieure de Lyon.
Commentaire proposé par Justine Vial et Inès Bourquin (élèves en hypokhâgne au Lycée Claude Fauriel de St Etienne), relu et corrigé par Philippe Rekacewicz et François Arnal.
Philippe Rekacewicz : géographe et cartographe.
Philippe Rekacewicz habite en Norvège, il a travaillé pour le programme des Nations-Unies pour l’environnement entre 1996 et 2007. Il travaille actuellement pour le Monde diplomatique. Il est spécialisé en cartographie géopolitique et défend le concept d’une géographie subjective. Il se présenta parfois comme un « cartographe en colère ». Pour lui, la frontière fait partie du monde de la représentation : C'est une vision - politique ou intellectuelle - différente pour chacun de nous, qui varie en fonction de nos positions idéologiques. Ces représentations sont aussi nécessairement complexes, les problèmes à traiter graphiquement se superposent, s'additionnent... Les sentiments et les opinions diffèrent également.
Philippe Rekacewicz bouleverse l'idée qu'on se fait de la cartographie en défendant l'idée que la carte n'est jamais objective.
Qu'est-ce que la frontière?
Il existe une « impossibilité » de la carte quand il faut tenter de concilier des positions opposées. Il s'agit souvent de la représentation de conflits « ancrés » dans l'histoire, qui durent depuis des années dans une forte dimension émotionnelle. Ce qu'on nous donne à voir de ces conflits exprime avant tout, symboliquement, les positions idéologiques des protagonistes. Avant de créer une carte et donc de tracer les frontières, il y a tout un travail préalable de réflexion critique nécessaire à faire pour comprendre le contexte historique et politique de ce qu'on veut cartographier. C'est pour cette raison que le cartographe est en permanence emmêlé dans « les racines dans l’histoire ».
L'atelier du cartographe : dessin de Celçük
Le postulat fondamental, c'est que pour dessiner le monde, en donner une représentation, il faut des arguments : la carte procède toujours d'une intention.
La frontière est toujours un choix politique artificiel ; ce sont les êtres humains qui décident, pas la nature (même si souvent ceux qui veulent imposer une frontière le font clairement sur des critères liées au milieu naturel) et pas même l'histoire, bien que le « poids » du contexte historique puisse compter dans une certaine mesure.
Donc, deux ensembles d'arguments majeurs :
Les frontières de l'Afrique Cartographie P Rekacewicz
- L’argument de la limite naturelle : il est très discutable, Philippe Rekacewicz soutient l'idée que la frontière naturelle n'existe pas, tout simplement. La carte politique de l’Afrique montre un ensemble de lignes droites, verticales ou horizontales, mais aussi des lignes qui suivent le cours des fleuves... Les unes comme les autres sont l'œuvre des colonisateurs et ne correspondent en rien à des « ruptures naturelles ». Philippe Rekacewicz cite un géographe qui lui écrit : « Moi quand je dessine une carte d'Afrique, j'ai l'impression de blesser les peuples »... La ligne Oder-Neisse n'est pas plus naturelle que celle de la crête des Alpes, c'est tout au plus un choix « pratique » pour les arpenteurs de la terre...
- L’argument archéologique : est-il légitime de remonter à 3 000 ans pour pouvoir choisir le lieu des frontières ? Les frontières sont-elles des lignes de rupture ou de continuité ? Est-il raisonnable que la Serbie invoque la bataille de Kosovo en 1321 ou que l'Arabie Saoudite prouve la présence de vestiges archéologiques pour justifier de la position de leurs frontières ? Jean Pierre Vernant aborde les notions de « dedans et dehors » : « Pour qu’il y ait véritablement un dedans, encore faut-il qu’il s’ouvre sur le dehors pour le recevoir en son sein ».
- Il faut insister sur le caractère très paradoxal des frontières qui tour à tour, excluent ou regroupent, protègent ou menacent... Alors que le "dehors" comporte une notion de liberté, le "dedans" est en même temps un espace de contrôle et un lieu dans lequel on se sent plus en sécurité.
P. Rekacewicz dans l'amphithéâtre du Lycée Claude Fauriel
- Nous continuons de représenter les frontières, mais sont-elles toujours pertinentes ? Comment s’expriment- elles sur le terrain ? Faut-il les abolir ? Elles peuvent être parfois grillagées, comporter des murs, elles sont éventuellement surveillées par des soldats qui prétendent en assurer l'imperméabilité. Elles peuvent s'exprimer en une vraie fracture dans le paysage, et parfois être quasi-imperceptibles. C'est le cas de la "frontière" entre Israël et la Palestine, c'est à dire la ligne verte de 1949 et le mur de séparation qui est loin de correspondre en tout point au tracé de la ligne verte : le mur, frontière illégale d'après l cours internationale de justice, s'exprime comme une balafre hideuse sur le terrain alors que la ligne verte, frontière légale seule reconnue par l'ONU est presque entièrement effacée sur le terrain. La frontière illégale marque le paysage, la frontière légale est reniée.
- Est-ce que pour le peuple Dioula, au sud du Burkina Faso, la frontière avec le Mali est légitime ? Alors que pour le peuple Dioula, les familles sont réparties de part et d'autre, séparées par une ligne de facture qui leur avait été imposée par la main coloniale. Aujourd'hui elle est franchie de toute part et bien souvent totalement ignorée par les burkinabés, car elle est artificielle, elle ne correspond à aucune logique économique ou culturelle.
"Mourir aux frontières de l'Europe" Cartographie P Rekacewicz
- Aujourd’hui, on dresse des murs pour se protéger d’un ennemi « fantasmatique » (migrants, réfugiés). Mais dresser ces murs, c'est illégal au regard de la charte universelle des droits humains théoriquement adoptée par tous les pays européens : Claire Rodier l'explique très bien dans son dernier ouvrage "Xénophobie Business". Ces murs "anti-migrants sont censés couper les flux migratoires, empêcher les migrants indésirables de rejoindre l'Europe. Mais en fait, ces murs n'ont pour conséquence que de rallonger les routes de la migration, et de fait de les rendre encore plus dangereuses. Cela a considérablement augmenté la mortalité des migrants qui tentent de rejoindre l'Europe (cf carte "Mourir aux frontières de l'Europe").
- A Jérusalem, L'état colonisateur (Israël) est en train de "produire du territoire", littéralement, en imposant aux palestiniens un aménagement de leur espace qu'il n'ont pas choisi (constructions de colonies, de routes d'accès, de transports publics réservés, etc...). Et le mur qui sillonne dans Jérusalem-Est n'est que la dernière "couture" de ce dispositif urbain imposé.
Cartographie P Rekacewicz
- La Frontière Mexique/Etats-Unis est une frontière « fracture » : les marchandises et certains citoyens passent, mais cette frontière est archi-contrôlée et surveillée, murée, grillagée. Voilà encore une situation paradoxale : dans le cadre des accords de l'ALENA les marchandises circulent librement, mais les êtres humains subissent des contrôles drastiques et sont bien souvent empêchés de traverser cette fracture dans le sens Mexique-Etats-Unis
- Pourquoi une fracture ? Si l'on compare le salaire horaire moyen d'un ouvrier à égale qualification de part et d'autre de la frontière, on s'aperçoit que le rapport est de 1 à 10 voire plus... C'est un indicateur parmi d'autres, mais il montre bien la rupture.
- Toujours difficile de déterminer si la frontière est légitime ou illégitime ? Le Sahara occidental est sur la liste des Nations unies comme territoire "non-autonome" : la liste des 16 derniers territoires colonisés est devenue la liste des 16 derniers territoires non-autonomes… Le Sahara occidental attend depuis des décennies son référendum pour l’auto-détermination. Mais le Maroc qui contrôle/administre entièrement ce territoire fait tout pour que ce référendum n'ait pas lieu.
Cartographie P Rekacewicz
- Mais comment faire, lorsqu'on est géographe, pour représenter un tel espace ? Là encore, ce sont des choix politiques. La vision marocaine, c'est le Maroc + le Sahara occidental (appelé province saharienne par Rabat). La vision des Nations Unies, correspond clairement à deux entités séparées. Du point de vue des éditeurs français, c'est un risque... Il suffit que dans un manuel scolaire ou dans un journal (prenons par exemple le Monde diplomatique...) on ait tracé une ligne dans le sable pour séparer le Sahara occidental du Maroc proprement dit, et c'est la censure ! ... Et pour le "Diplo" l'assurance de perdre des ventes et beaucoup d'argent...
- Il faut aussi nommer ces territoires, et la terminologie est aussi un choix très politique. Pour Jérusalem il n’y a pas de possibilité de nommer les lieux de la carte sans vraiment s’engager ; il faut prendre partie, on ne peut rester neutre - on retrouve ici l’idée de la carte subjective. Selon les choix idéologiques, on parlera de "quartier juif" ou de "colonie juive illégale [selon la résolution 242 des Nations unies]. On parlera de « mur de séparation » ou "mur d'apartheid" ou bien de "grillage de sécurité". Les significations ne sont pas tout à fait les mêmes.
La "barrière de sécurité" dans la banlieue de Jérusalem. Photographie P Rekacewicz
- Le territoire accaparé, organisé par l’Etat d’Israël, apparaît en orange sur la carte. Le processus d’accaparement du territoire se fait sur le temps long, à l'aide d'outils juridiques spécifiques comme la fameuse "loi des absents" : un lieu, une maison, non occupé pendant 3 ans devient automatiquement la propriété de l'Etat d'Israël (cette loi est aussi appliquée par les israéliens en territoire palestinien occupé). Le Processus de création de cette frontière est unique au monde. Unique et brutal. Le colonel Dany Tirza à qui Ariel Sharon avait confié la conception du mur, a ensuite initié le projet de « circulation fluide » en Cisjordanie. C'est un projet d'infrastructure de transport (des routes, des ponts et des tunnels) dans lequel juifs et arabes étaient censés se croiser sans jamais se rencontrer, les uns sur des ponts, les autres dans des tunnels...
Cartographie P Rekacewicz
- Questions :
- Régis Debray écrivait qu' « une idée bête enchante l'occident : l'humanité, qui va mal, irait mieux sans frontière », qu'en pensez-vous ?
- Il a à moitié raison, « Je crois à un monde ouvert, sans frontière », cependant il existe un problème de mise en place, même dans l’espace Schengen. Des droits de douanes existent encore, donc la circulation des biens n'est pas vraiment totalement libre. D’où vient ce traumatisme de l’invasion, de l’autre ? Je n'en sais rien, mais malgré les restrictions récentes, Les Etats-Unis gardent une capacité d'accueil bien plus importante que la notre.
- Les frontières traduisent-elles de l’incapacité à vivre ensemble, ou ont-elles une utilité pour mieux vivre ensemble ?
- La frontière est un fantasme, elle possède un fort côt é émotionnel. On connaît tous l’illusion de la frontière. On dresse un mur, on ferme une porte et on pense qu’on va se protéger, mais on se détruit soi-même, on s'empêche de dialoguer.
- La frontière : qu’est-ce qui est à moi ou à toi ?
- Les sociétés sont solidaires, ou non. Tout dépend des mentalités ou des cultures, en Europe on a du mal à voir le monde autrement que par le prisme de notre territoire. Par exemple, la Norvège qui est un pays très solidaire, souvent renonce à installer des barrières de séparation, ne serait-ce que pour clôturer son jardin…
Pour aller plus loin :
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